Aux « algoraves », on danse sur une musique codée en direct


Le live-coder Lil Data à Paris, le 6 avril. Quentin Renault pour Le Monde

Dans un noir abyssal, des arabesques, des formes géométriques et d’autres fragmentations multicolores propres à la glitch art envahir les murs. Des lignes de code informatique sont projetées, ce qui ajoute à la confusion graphique. Le son ne permet pas de reprendre pied: deux haut-parleurs crivent une musique électronique alternativement électrisante, expérimentale voire cacophonique. L'atmosphère est humide, l'atmosphère est grisante.

Quarante personnes dansent, les yeux mi-clos, serrés sur la piste improvisée de ce petit sous-sol surchauffé du XXe quartier parisien. Le concert aura lieu, samedi 6 avril, dans l'espace Nogozon, siège d'une association culturelle franco-turque revendiquée anti-système. "Nous nous reconnaissons dans l'esprit du pirate!"dit Nelson, bénévole de l'association, entre deux hochements de tête.

Un pirate informatique? Certes, Lil Data, l’artiste de ce soir, ne fait pas comme tout DJ: il n’a pas besoin de platine ni de table de mixage. Un ordinateur lui suffit. Flottant devant son écran, de nouveau au public, les écouteurs sur les oreilles et les lunettes sur le nez, il syntonise avec frénésie son clavier à intervalles réguliers. Mais Lil Data ne pirate pas un réseau: il crée des sons en direct avec des lignes de code.

Entre hackathon et discothèque

Si ce concert semble futuriste, la technique du "live coding" (codage en direct), une forme de programmation improvisée, est utilisée dans la musique depuis près de deux décennies. C'est à Sheffield – une ville du nord de l'Angleterre – que tout commence sous la direction de Nick Collins et Alex McLean, deux musiciens et chercheurs.

Tous ces joyeux geeks créés en 2004, Toplap, une organisation de codage pro-live

"Dans les années 2000, nous avons commencé à vouloir écrire du code qui ferait danser. Peu à peu, d'autres personnes du monde entier ont adhéré à leur tour. Depuis lors, plus de 80 villes ont accueilli Algoraves!"dit Alex McLean. Tous ces joyeux geeks ont créé en 2004 Toplap, une organisation de codage vidéo et musicale pro-live. Huit ans plus tard, en 2012, apparaît le terme "algorave" – ​​contraction de "algorithme" et "rave", rassemblement techno – pour caractériser la musique de danse encodée en direct.

"Vous pouvez utiliser le codage en direct pour n’importe quel type de musique. Techno, ligne de basse, filtre maison, bip, jeu de pieds, perceuse et basse … Ce n’est vraiment pas comme de coder la base de données d’un site de commerce électronique, c’est ; s beaucoup plus accessible. Il suffit de comprendre que le modèle [motif rythmique de base]c'est le texte »dit Alex McLean.

En 2009, il crée le logiciel TidalCycles, conçu pour le codage musical en direct, largement utilisé dans les Algoraves. "Mais il y en a des dizaines d'autres, presque tous" open source " [codes rendus publics, accessibles à tous]. "

"Vous faites partie du club des super nerds"

À Paris, Luka, 19 ans, travaille au sous-sol. Derniers réglages. L'étudiant en électronique organise l'algorave ce soir: quatre séries d'une vingtaine de minutes pour célébrer la création de Toplap France. Son dégaine – tee-shirt coloré à motifs pixellisés, cheveux bruns mi-longs et lunettes à monture sombre – ne trompe pas: il joue depuis trois ans au codage en direct, sous le nom de Merristasis. "L'ordinateur est le médium qui me convient pour faire de la musique. La progression ligne par ligne correspond à ma réflexion"dit-il en branchant un câble.

Le rire s'assèche. Toute la sueur en grosses gouttes derrière leurs ordinateurs vêtus d'autocollants

Au rez-de-chaussée, avant son set, Lil Data présente une dizaine de curieux de TidalCycles. "Le but est de faire des sons étranges avec des ordinateurs", résume-t-il. Rit dans le public. Il reprit: "Tout est basé sur l'idée d'un cycle, d'un battement." Dans certaines lignes de code obscures, une musique est créée. L’enseignant d’une journée parle de "Patterns", "Échantillons", "Les fonctions" et même "Codes de triche". Le rire s'assèche. Tous transpirent en grosses gouttes derrière leurs ordinateurs vêtus d'autocollants.

Nous servons des cafés. Augustin en a besoin: "J'ai déjà pris 15 minutes pour installer le logiciel …" Ce mathématicien de 25 ans, guitariste et bassiste de longue date, cherche à "stimuler [sa] créativité avec de nouveaux outils ». Pris à Berlin d'une passion pour l'électro, il découvre l'algorave sur Facebook.

À une autre table, Romain et Guillaume, jumeaux de 25 ans, se chamaillent. "J'ai rencontré Lil Data et depuis lors, je suis intéressé par le codage en direct. J'ai traîné mon frère ici!"dit Romain. Pourtant, Guillaume a saisi l'ordinateur et les codes avec fureur. "Nous n'avons pas le même sens esthétique …"il gémit sous son souffle. Voyant les apprentis algoraveurs en difficulté, Lil Data les rassure: "Vous faites maintenant partie du club super nerd!"

"Une dynamique d'improvisation, comme le jazz"

Une fois que la salle est prête – vidéoprojecteur, haut-parleurs, fils de toutes sortes – et la nuit, le public est de masse. Apparence excentrique – ici oreilles de chat, shorts fluo – et âge moyen inférieur à 30 ans. Nous croisons datascientist, mathématiciens, ingénieurs, normalistes … Lil Data termine lui-même un doctorat sur le rôle des nouvelles technologies dans la musique. "Le codage en direct intéresse la communauté universitaire. Il est devenu un sujet d'étude brûlant»il explique.

Lil Data joue avec son instrument: sons d'ordinateur, simulation de bugs et même intervention de l'assistant vocal Siri

Sur scène, cette première classe est sauvage. Il enlève son beau pull. Des gouttes de sueur coulent dans ses cheveux blonds, coupés court. Les lignes de code s'accumulent sur son écran. Il joue avec son instrument: sons d'ordinateur, simulation de bugs et même intervention de l'assistant vocal Siri. À ses côtés, sur un autre ordinateur portable, un "VJ" (vidéo jockey) code également les images en direct projetées sur le mur. Le spectacle ressemble à de la science fiction.

VJ "LSD Live" et live-encoder Eeriear à Paris, le 6 avril.
VJ "LSD Live" et live-encoder Eeriear à Paris, le 6 avril. Quentin Renault pour Le Monde

"L'Algorave sera démocratisé"dit Kamissa. La trentaine, connue sous le nom de Cherry B Diamond, est sur le point de succéder à Lil Data sur scène. "Nous sommes dans la petite enfance en France. Mais pour moi, le codage en direct a un avenir. Comme le jazz, il permet une dynamique d'improvisation, d'hybridation."

Le codage en direct, l'avenir de la musique? "Il serait grotesque de dire que, dit Alex McLean. En travaillant avec un langage informatique, vous êtes plus loin de la sensation. Vous vous approchez de la composition. L’avenir de l’Algorave consiste sûrement à associer le code, abstrait, au son d’un instrument, physique. Mélangez plusieurs formes de musique, c’est l’avenir. "

Bruno Lus

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